Les bas-fonds.

Chères spectatrices, chers spectateurs,

Même si William Friedkin évoque Cendrillon pour parler de Killer Joe – « sauf que le Prince Charmant est un tueur », précise t-il – cette plongée dans le sous-prolétariat texan évoque plus la pièce de Maxime Gorki que le conte de Perrault, mais dans une version ambiancée par les frères Coen. Killer Joe, qui sort cette semaine, marque le retour derrière la caméra de William Friedkin, après six ans d’absence. On y retrouve son attrait pour la noirceur de l’âme, la perversion et la glauquitude, le tout manié avec brio, vivacité, un goût certain pour l’abject et une bonne dose d’humour. Autant de raisons qui nous ravissent de vous proposer ce film délicieusement sadique et amoral.
Emile Hirsch, que l’on a connu idéaliste dans Into the Wild et militant de la cause gay dans Harvey Milk, est ici Chris, le fils d’une famille que l’on qualifiera pudiquement de dysfonctionnelle. Ce petit commerçant en drogues diverses s’est mis à dos son grossiste, car sa gentille maman lui a piqué une cinquantaine de grammes de coke pour la refiler à son amant. Chris envisage une solution radicale pour se rembourser et payer ses dettes : faire assassiner mum pour toucher l’assurance-vie. Après quelques bières, le projet reçoit un écho favorable d’Ansel, le père qui, au musée des Abrutis, aurait sa statue, de Sharla, la belle mère dont l’accorte poitrine symbolise l’immense appétit sexuel, et même de Dottie, la fraîche et tendre jeune sœur, bénéficiaire de l’assurance vie que l’on compte se partager, et qui a quelque raison d’en vouloir à sa génitrice. Entre mobil home délabré, club de strip tease minable et garage pourri de cette banlieue déshéritée de Dallas, le plan se met en place, grâce à l’intervention miraculeuse de Killer Joe, flic le jour et tueur la nuit. Il faut bien arrondir sa maigre solde, et d’ailleurs, Joe veut une avance. La famille manquant cruellement de liquidités, c’est la jeune Dottie qui sera offerte en pâture à l’assassin à sang froid, tombé sous le charme de sa beauté virginale. On arrête là, vous imaginez que tout cela va grandement dégénérer. En adaptant la pièce à succès de Tracy Letts, qui signe aussi le scénario, William Friedkin a trouvé un script à sa mesure. « Chez moi, tous les personnages finissent nus ou morts », confiait Letts au Nouvel Observateur. Nous reprendrons la conclusion de François Forestier, éminent chroniqueur cinéma de l’hebdomadaire : « ici, c’est les deux ». Il y a de la jubilation dans le jeu des acteurs, tous épatants et qui se plaisent à donner corps à cette visite guidée des bas-fonds texans. Matthew McConaughey, originaire de la région, campe un impressionnant tueur glacial mais demeure curieusement humain, Emile Hirsch joue le raté avec aisance, Gian Gershon, la marâtre, est venimeuse et perverse à souhait, Thomas Haden Church, le père est un crétin sublime. Quant à Dottie, Juno Temple lui donne son charme nature et en fait la Baby Doll touchante, sensuelle et dérangée, qui va séduire le prince noir.

Si la sortie du dernier film de William Friedkin – en attendant la rétrospective que nous lui consacrerons à partir du 19 septembre – bouscule notre programme, elle ne parvient pas à chasser Brian De Palma. Nous poursuivons donc les projections de nos deux rééditions sur copie neuve, ainsi que son festival d’influences. A la ressortie de Blow Out, répond le Blow Up d’Antonioni, et à celle de Pulsions, le meurtrier travesti de Psychose de Hitchcock. D’autres grands classiques du cinéma, tels Scarface d’Howard Hawks, Cet Obscur Objet du Désir, de Buñuel et le Cuirassé Potemkine, d’Eisenstein, complètent cette semaine notre cycle De Palma sous Influence.

Quant à Moonrise Kingdom, le camp scout de Wes Anderson et Stella, femme libre, de Michael Cacoyannis où rayonne Mélina Mercouri, ils sont toujours à l’affiche.

En cette semaine de rentrée, l’Enfance de l’Art est en vacances. Nul doute que nous la retrouverons bientôt. En attendant, n’allez pas mener vos chères têtes blondes à Killer Joe. Friedkin est sans conteste un grand réalisateur, mais son cinéma n’est vraiment pas fait pour les enfants.

Bonne rentrée.

Isabelle Gibbal-Hardy et l’équipe du Grand Action