Cinéma témoin
Chères spectatrices, chers spectateurs,
Cette semaine est marquée par la sortie nationale de Piazza Fontana, dernier film de Marco Tullio Giordana. Depuis le sombre destin de Pasolini formidablement décrypté et jusqu’au fleuve de Nos Meilleures Années, il sait raconter et réinventer l’histoire récente de l’Italie. Ce film-enquête, ce roman d’un massacre (Romanzo di una Strage, le titre original), partage l’affiche avec Fear and Desire, le premier long métrage de Stanley Kubrick qui témoigne de son talent naissant, mais aussi avec Looper et Killer Joe qui, eux, ont pour mission de faire disparaître les témoins gênants. Mais parlons d’abord de l’événement de la semaine, un Ciné-Club Louis Lumière avec Alila, vue par Amos Gitaï.
Le rendez-vous mensuel des directeurs de la photographie cinéphiles se tiendra mardi 4 décembre à 20h, en présence de Renato Berta. Chef-op régulier chez Gitaï, il a aussi travaillé pour Téchiné, Resnais, Malle, Oliveira, entre autres. Ce maître de la lumière viendra nous éclairer à l’issue de la projection d’Alila, un film choral où Amos Gitaï met en scène sa chère ville de Tel Aviv. La rencontre se poursuivra autour d’un cocktail en notre Grand Bar.
Le 12 décembre 1969, à 16h37, une bombe explose dans une banque de la Piazza Fontana, à Milan. Le bilan est lourd et, dans ces années d’agitation sociale et politique, l’on cherche vite les responsables parmi les anarchistes radicaux qui rêvent d’un autre monde. Le commissaire Calabresi (Valerio Mastrandrea, impeccable), honnête, classe et scrupuleux, mène l’enquête. Mais son suspect numéro un, le sympathique gauchiste non-violent Giuseppe Pinelli (Pierfrancesco Favino, juste et épatant), quitte brutalement son bureau par la fenêtre du 4e étage. Les autorités considèrent vite ce « suicide » comme un aveu qui arrange tout le monde. Mais, comme c’est souvent le cas, les choses sont beaucoup plus compliquées. « Je sais (les noms des responsables du massacres de Milan) mais je n’ai pas de preuve » proclamait Pier Paolo Pasolini dans un article qui parut un an avant sa mort, elle aussi mystérieuse. Giordana, avec le sérieux d’un journaliste, la prudence d’un juge d’instruction et le talent d’un vrai cinéaste, dénoue l’écheveau de la sombre affaire de la Piazza Fontana. On y rencontre des nostalgiques du Duce et des fascistes modernes, des corrompus, des lâches, des traitres, des justes aussi, et même des politiques courageux, comme Aldo Moro, qui sera assassiné en 1978. Dans ce passionnant et rigoureux film-enquête, Giordana suit les ficelles du drame et remonte là où l’enquête officielle n’a jamais osé aller. Sans pour autant dénoncer, il apporte sa pierre à l’histoire et, par la même occasion, une autre au cinéma. Piazza Fontana est un film à voir pour comprendre l’Italie au tournant des 70’s. Et constater que le cinéma est aussi un art citoyen.
Il en fallait du culot, et aussi une indéfectible confiance en soi, pour se lancer dans Fear and Desire. Mais, dès ses premiers tours de caméra et jusqu’à son dernier, Stanley Kubrick sut suivre son instinct et le servir avec une colossale quantité de travail pour faire éclater son immense talent. Fear and Desire fut une catastrophe financière. La famille Kubrick, qui avait avancé les 10 000 dollars nécessaires à l’entreprise, dut attendre quelque temps avant de rentrer dans ses frais. Même (et peut-être surtout) si le film déroute et que Kubrick lui-même, le jugeant « prétentieux », voulait le détruire, il serait indélicat de ne le voir que comme une ébauche. L’on y décèle certes les thèmes, les décalages et les visions de celui qui deviendra un cinéaste majeur, mais l’on constate surtout sa façon unique de filmer les personnages comme des pièces d’un échiquier absurde.
Nos films des semaines précédentes demeurent à l’affiche. Il est encore temps de voir Looper, le surprenant et haletant thriller d’anticipation de Rian Johnson. Joseph Gordon-Levitt y interprète un Looper, dont le métier est de flinguer les gêneurs envoyés du futur par une mafia implacable. Il se retrouve face à lui-même avec 30 ans de plus (incarné par Bruce Willis) et tout déraille. C’est bien foutu, assez violent et ça donne une noire vision de l’avenir. Pas optimiste non plus, et assez violent aussi, mais toutefois réjouissant, Killer Joe de William Friedkin. Et puis dernière semaine pour le Cycle Billy Wilder. A voir ou revoir, Ace in The Hole, un film méconnu et formidable sorti sur copie neuve, mais aussi Sept Ans de Réflexion, Ariane, Avanti !, La Garçonnière, Témoin à Charge, L’Odyssée de Charles Lindbergh et La Vie Privée de Sherlock Holmes.
Le mot de la fin pour l’Enfance de l’Art et la traque du capitaine Achab à la poursuite de Moby Dick, version John Huston de 1956.
Bonne semaine.
Isabelle Gibbal-Hardy et l’équipe du Grand Actio