Cinéma métaphysique.
Chères spectatrices, chers spectateurs,
Le programme de cette semaine nous interroge (d’où le titre de la lettre). Où est le vrai ? Où est le faux ? Qu’est-ce que le temps ? Que faisons nous sur cette terre ? Qui sont nos ennemis ? Autant de grandes questions sans réponse qui pourtant nourrissent le cinéma. Dans la Femme au Portrait, petite merveille de Fritz Lang que le Cinéma Club nous propose jeudi soir, la réalité n’est qu’un rêve. Dans le très surprenant Looper, de Rian Johnson, le héros et son double se perdent dans la boucle du temps. Et dans Fear and Desire, toute première réalisation du grand Stanley Kubrick, une escouade de soldats en déroute tournent en rond, physiquement, moralement et psychologiquement. D’ailleurs, même Ace in the Hole, de Billy Wilder, une vision du pire du journalisme et Killer Joe, une plongée dans la bassesse humaine de William Friedkin, peuvent être vues comme des films métaphysiques.
Jeudi à 20h30, rendez-vous donc avec Fritz Lang et sa Femme au Portrait. Le Cinéma Club a en effet choisi ce drame psychologique où Edward G. Robinson se laisse entrainer par une Joan Bennet fantasmée dans une aventure meurtrière. La séance sera suivie d’un débat animé par Nicole Sizaret, docteur en études cinématographiques, et Marine de Raucourt, psychologue. L’échange se poursuivra autour d’un verre.
La grande affaire de cette semaine, c’est évidemment la sortie (car oui, le film était jusqu’à ce mercredi inédit en France) de Fear and Desire, premier long-métrage de Stanley Kubrick. Nous devons cette initiative à Films Sans Frontières, épatant et courageux distributeur de raretés. Après avoir débuté dans la photographie, l’autodidacte jeune Kubrick veut passer à l’image animée. Farouchement indépendant, Stanley tient à tout faire lui-même pour ses premiers documentaires : réalisation, production, lumière, montage… Rien ne doit échapper à sa sagacité et son perfectionnisme. Pour son premier film de fiction, il fait tout de même appel à un pote pour le scénario : l’histoire d’un groupe de militaires perdus derrière les lignes ennemis – mais quel ennemis ? Entre interrogations métaphysiques, bande son étrange (le film sera postsynchronisé), gros plans expressionnistes, lumière crue, faux raccords maîtrisés, ce court film autoproduit par Kubrick et sa famille qui lui avança l’argent, est une véritable curiosité. Fear and Desire n’est certainement pas le plus grand film du réalisateur (la concurrence est rude). Mais ce sont les premiers pas d’un immense cinéaste qui, déjà, développait des thèmes qu’il reprendra par la suite (les Sentiers de la Gloire, Full Metal Jacket). A ce titre, et à d’autres, un authentique cinéphile se doit de l’avoir vu.
A quelques notables exceptions près (Blade Runner, Alien et même Terminator), il fut un temps où les block-busters américains étaient stupides. Rappelez-vous (ou pas) de Rambo ou de l’Arme Fatale : des scénarios anémiques pour amener des scènes d’action tonitruantes. Au tournant des années 2000, notamment avec Matrix des frères Wachowski, le film d’action US a connu une rupture épistémologique en arrêtant de prendre le spectateur pour un abruti. Des films concepts aux scénarios intelligents et tordus ont emboîté le pas : Time-Out (Andrew Niccol), Inception (Christopher Nolan) et aujourd’hui Looper suivent cette tendance. Dans Looper, nous sommes en 2042 et – n’en déplaise aux économistes d’aujourd’hui – la crise n’est pas terminée, jetant à la rue des nuées de gueux terrorisées par une poignée de nantis arrogants. Si le marxisme n’a pas avancé, le crime a, de son côté, fait des progrès, tout comme la technologie. On peut désormais assassiner des gens envoyés du futur par d’ignobles mafias. Dans les années 2070, elles ont fait main basse sur la machine à voyager dans le temps et balancent dans le passé leurs indésirables. Ils sont accueillis dans un champ par un Looper, un tueur qui fait son office. Boum. Le Looper empoche l’argent, fait disparaître le corps, et peut ainsi faire partie de la classe dominante, acheter des voitures de sport, de la drogue et des filles. Le problème du Looper, c’est quand il se retrouve face à lui-même, avec 30 ans de plus et qu’il doit « boucler sa boucle » (Loop en anglais) : se tuer. Lorsque cela arrive à Joe, jeune et brillant Looper de 25 ans (Joseph Gordon-Lewitt) et qu’il doit se shooter lui-même vieux (Bruce Willis), tout bascule. A commencer par le film qui quitte le thriller urbain pour le drame rural. De son excellente idée de base (qui n’est pas sans évoquer Terminator), Rian Johnson a tiré un film haletant et bâti sur des personnages forts. L’on pourra parfois y trouver quelques bizarreries, notamment dues à la rupture temporelle. Mais, comme le dit le vieux Joe à son jeune lui-même lors de leur excellent face à face du dinner : « ne parlons pas de voyage dans le temps ; on risque d’y passer la journée ». Faisons pareil, et passons deux bonnes heures de cinéma tendu et intelligent en compagnie de Looper.
Bonne semaine.
Isabelle Gibbal-Hardy et l’équipe du Grand Action